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«A quoi penses-tu ?»

- A quoi penses-tu ?

-Comment pouvoir te répondre ! les images percutent mon quotidien retrouvé. Elles se bousculent, s’entrechoquent, s’accumulent, m’habitent, m’interrogent, me bouleversent encore et encore. Lancinantes elles décident, se superposent, s’invitent, s’immiscent, se posent sur la rétine, s’imposent, imposent la comparaison à éviter. Impensable d’y échapper ; d’ailleurs je ne le souhaite même pas, au contraire.

-Pendant le séjour on regarde, perçoit, reçoit, vit, rit, ingurgite, emmagasine, reste souvent bouche bée, parfois triste, affligée, défaite, atterrée. Après on se restitue, réfléchit, revit, évoque, échange, décrit. Tu te rappelles Moustafa fier de nous expliquer qu’il existe 2 sortes d’acacia ? l’un d’entre eux sert à renforcer les gencives, remplace la brosse à dents.

-Et les 2 sortes de paille ? celle du mil, celle de l’arachide ? toutes deux vendues par tonne comme fourrage pour les animaux.

-Et les troupeaux de zébus bien gras après un hivernage dont aucun agriculteur ne se plaint cette année.

-Et ce trajet journalier Toubacouta – lycée de Sokone ? de part et d’autre les villages aux toits de paille, les bolongs, les jeunes pousses, les troupeaux à cette période de l’année repus.

-Et l’intérêt des collègues à l’écoute d’un podcast d’une écrivaine marocaine, Leila Slimani.

-Et la route, le goudron comme ils disent, occupée par les charrettes tirées par l’âne, le 7 places (vieilles Peugeot), les camions maliens, gambiens brinquebalant, gavés de fioul ou de gaz, les vélos des lycéens, les femmes dignes et droites sur la tête du bois ou une quelconque charge.

-Et le débat animé avec les collègues autour de la nouvelle de Marie Ndiaye, « rien de pareil à nous ».

-Et nos voix rauques, quelque peu éraillées après 2 heures de cours dans la salle de classe poussiéreuse, sombre où il est difficile de se déplacer tant est que les élèves sont entassés, plus de 50.

-Et les odeurs ? mélange de terre, de poisson, d’oignon.

-Et le claquement des doigts des élèves quand ils lèvent la main, veulent donner leur réponse, font glisser impatiemment le pousse sur l’annulaire.

-Et pendant un atelier l’intervention catégorique d’un collègue : « les liens entre les Occidentaux et nous ne serons jamais conciliables, contrairement à ce qu’a avancé Senghor. »

-Et les couleurs : le rouge-latérite, l’ocre, le cuivre des troncs des acacias.

-Et la rencontre avec Madi : la nuit sur Toubacouta, nos pas dans la torche, une voix me reconnaît. Elève dans les années 2000 à l’école primaire, nous lui avions recommandé d’apprendre à lire, de poursuivre des études. Sa posture assurée, souriante ; marié, papa, il a aujourd’hui sa petite entreprise de transport. Moment suspendu ! moment heureux. Quel cadeau ! Merci.

-Et les propos moqueurs, peut-être haineux dans le marché de Mbour.

-Et le sourire narquois d’un collègue : vous avez déjà mangé un tiep bou dien (riz au poisson) ?

-Et la joie des élèves quand, lors d’une petite fête d’adieu, ils ont reçu des fatayas (beignet) au poisson et une boisson sucrée.

-Et durant l’atelier consacré à la théorie du débat, des échanges particulièrement vifs improvisés par les enseignants sénégalais. Les rires ; démonstration par la pratique.

-Et ces ado. qui viennent saluer et remercier pour les heures d’enseignement partagées.

-Et cet enfant pieds nus, un sac poubelle en guise de t.shirt, errant sur la plage.

-Et Soukeina ? j’ai souvent pensé à elle ; qu’est-elle devenue ? au rythme du ressac elle arpente encore et toujours les plages de Mbour et Saly, plusieurs kilos de fruits sur la tête. Mon cœur s’emballe ; je reconnais sa silhouette. En face l’une de l’autre elle esquisse à peine un salut, immédiatement demande, demande, demande, un sac de riz, la casquette, une glace, de l’eau, des habits, un téléphone. Quelque 400 jours l’ont transformée en une adolescente demandeuse, exigeante, colérique, violente, puis hautaine et méprisante. Choquée je ne sais plus lui parler ; je ne sais plus l’écouter ; je ne crois plus ce qu’elle raconte. D’aucuns rétorqueront que nous les Blancs, les toubabs, sommes responsables car nous déversons nos trop plein d’habits sur eux, notre surplus de consommation, car nous nous déculpabilisons en glissant quelques billets de CFA. Peut-être ? Peut-être ? Je doute d’un raisonnement par trop unilatéral. Et ses parents ? et sa famille ? Qui sera Soukeina dans une année ?

-Et les remises en question du sens qui reviennent en boucle à chaque séjour au Sénégal.

-mais le vécu, les expériences, la diversité qui enrichissent, qui donnent du sens.

Christine