Brousse sénégalaise, des orages, des orages, des orages gorgent les champs, remplissent les trous béants de la latérite. Le changement climatique touche aussi ce pays dont l’hivernage – période des pluies – se terminait en septembre. Les agriculteurs craignent pour leur récolte, certains ont pu déjà couper le mil et engranger la paille pour le bétail. Les singes sautent d’un toit à l’autre, fracassent les tôles ondulées, s’invitent à table ; le varan se vautre dans les flaques nourries par les pluies diluviennes ; les escadrilles de moustiques s’abattent sur tout un chacun.
La nature reprend ses droits, s’impose, domine, contraint l’humain à des gestes désespérés, vains, pour sauvegarder son bien.
Et pourtant
Il en est de ceux qui veulent maîtriser l’environnement, à l’instar de ce promoteur, déjà propriétaire d’un hôtel du village. Son projet consiste à construire dans le bolong – la mangrove – une passerelle qui permettra d’accéder à pied à l’île aux oiseaux, dit le reposoir, une volière à ciel ouvert. Aujourd’hui, située dans le parc national du delta du Saloum, une réserve de la biosphère classée par l’UNESCO en 1981, on atteint l’île en pirogue, idéalement au coucher du soleil, quand les calaos, les flamants nains, les pélicans gris, les hérons goliath, les goélands railleurs, les aigrettes, les barges à queue noire et autres volatiles viennent s’y reposer. C’est alors un moment magique de silence, de beauté, d’ode à la nature.
A l’heure où tout un chacun est soi-disant connecté, peut utiliser l’IA, dans les lycées sénégalais, les écoles en général, le portable est interdit en classe sauf pour un usage pédagogique. Les élèves préparent un baccalauréat en suivant un programme chargé. Ils doivent, en français par exemple, maîtriser les genres littéraires, lire des œuvres, monter une bibliographie, argumenter…
Et pourtant
Certains élèves âgés de 16 à 20 ans n’ont pas de portable. Les plus démunis reçoivent chaque semestre un kit de matériel (stylos, cahiers, compas) offert par l’association « un enfant, un sac » afin de pouvoir poursuivre leurs études. En outre la plupart des élèves ne possèdent que peu de livres. On peut donc aisément comprendre combien, pour eux, se familiariser avec une démarche bibliographique est compliqué ; combien la lecture d’un roman sera périlleuse, fastidieuse quand il faudra, en plus, tenir compte des coupures régulières d’électricité et des conditions de vie souvent précaires.
Une grippe sévère se répand en cette période d’hivernage prolongé. Les villageois se rendent alors au dispensaire. Ils recevront, contre paiement, 3 ou 4 fébrifuges dans le meilleur des cas.
Et pourtant
Un soir j’ai été attirée par l’éclairage tapageur d’une pharmacie fringante, inaugurée il y a quelques mois. A l’intérieur une gamme impressionnante de médicaments : de l’analgésique aux probiotiques ! des gouttes nasales aux onguents les plus coûteux ! des pastilles contre les maux de gorge aux comprimés hyper-vitaminés A,B,C…
Qui peut s’offrir le luxe de franchir le pas de porte ? qui peut acquérir des vitamines tandis qu’il peine à soigner une fièvre ?
« Sur le goudron », à savoir sur la route goudronnée, à l’entrée de Toubacouta, les panneaux publicitaires vantent de nouveaux campements, des maisons d’hôte récemment ouvertes. On perçoit la volonté d’améliorer le quotidien des habitants ; d’ailleurs de nombreux villageois s’illustrent par un esprit inventif. Qui du nouveau bar ! qui de la boulangerie spécialisée dans le pain de brousse !
Et pourtant
Par manque d’entretien, de moyens, certaines infrastructures périclitent déjà au bout de 2 ans. Ainsi il n’est pas rare au détour d’une balade dans le village de se trouver devant des cases en ruine ou face à l’eau verdâtre d’une piscine abandonnée.
Attablées dans un restaurant du village, deux jeunes femmes sirotent une boisson sucrée, lissent leurs tresses, jettent un regard soucieux sur leur habillement, posent pour leurs selphies. Elles attirent mon attention ; je suis ravie pour elles. Dans ma tête elles font écho aux nombreuses affiches qui vantent la création d’associations de femmes et de leur émancipation. Elles me rappellent « Def Mama Def », deux jeunes femmes reconnues dans le répertoire actuel sénégalais qui chantent, «Elles ne revendiquent plus, prennent la place ».
Et pourtant
Ce sont elles, encore et toujours elles, qui se démènent pour trouver de la nourriture au quotidien. Ce sont elles qui ont « leur petit business » comme me dit un de mes amis. Un petit business ? vendre des habits achetés en lot, résidus de la « fast fashion », vendre au bord des routes, suivant la saison, des mangues, des noix de cajou. Mais ce sont elles encore qui, malgré plusieurs diplômes, ne trouvent pas une place sur le marché du travail.
Ce grand écart m’est vertigineux, douloureux ; il m’interroge, m’agace, m’énerve, m’indigne, me choque, me révolte. La souplesse ne suffit pas à le faire accepter.
A chaque séjour au Sénégal j’ai le sentiment qu’il grandit, s’élargit, s’approfondit.
La question lancinante, lancinante, lancinante comment le réduire me laisse impuissante.
Et pourtant
Ces journées passées en classe en octobre : les élèves, eux aussi, font le grand écart entre des conditions de vie souvent très précaires et ce qui leur est proposé à l’école : en guise d’écran, sur un tissu blanc tendu de part et d’autre du tableau noir un reportage sur la construction des infrastructures en vue de la coupe du monde de football au Qatar; des échanges sur le rôle du sport, de l’émigration, du travail. Surgissent alors souvent des regards pétillants, des réflexions argumentées, des questions pertinentes, des attitudes motivées, des engagements, le besoin de se dire, le souhait de découvrir, de connaître, d’apprendre, d’agir…
Christine